Dépression, Chap III.
Un autre aperçu de la dépression est son lien avec un décalage profond entre certaines perceptions subtiles, sorte d’extra-sensibilité ou sensorialité, dont on peut faire l’expérience dès l’enfance. Cela peut toucher toute sorte de domaines et donc bien sûr celui des émotions. L’on ressent des choses profondes concernant ses parents, sa famille, son environnement, sans avoir le niveau de conscience suffisant pour pouvoir en faire quelque chose et l’on ressent en même temps le niveau de conscience ambiant qui permettra ou non d’accompagner l’élaboration de ces perceptions.
L’on ressent que certaines choses sont cachées, tabous, gênantes, ou encore en désaccord avec les principes, les lois ou la culture ambiante. L’on ressent que ce que l’on perçoit confusément, les vérités qui nous habitent et qui demandent à être explorées entrent en contradiction ou risquent de déstabiliser les systèmes établis. Tous cela n’est pas conscient, mais le malaise peut grandir en âge à mesure que l’on passe les étapes de l’enfance. Il peut alors s’installer un décalage avec ce que l’on sent vrai en Soi, sans trouver d’accompagnement bienveillant ou tout simplement ouvert à cet inconnu que l’on souhaite explorer. On s’écarte alors de sa vraie nature pour adhérer au système ambiant pour une question de survie, parce que cela n’est pas possible autrement, pour ne pas fâcher nos parents, ne pas les perdre, parce que l’on n’a pas tout seul la conscience et la force suffisantes pour l’explorer seul(e) ou chercher ailleurs l’accompagnement nécessaire. Ce décalage, dès l’enfance, souvent dans l’adolescence, ou plus tard dans la vie d’adulte, finit par créer un écart trop important entre le Moi et le Soi. Il s’agit d’un écart entre notre partie adaptée (avec pour coût existentiel la répression de notre créativité vitale) et notre être plus profond qui demande encore à se réaliser.
Cet écart dont le maintien est extrêmement coûteux en énergie, peut entraîner la dépression. C’est-à-dire la perte de sens de sa propre existence, à quoi bon continuer dans une direction de vie qui mène à une contre-réalisation de soi-même. La dépression devient le symptôme de l’écart de plus en plus flagrant entre le Moi et le Soi. C’est cet écart, qui est « pathologique » et mortifère, et pas la dépression elle-même, qui est alors en fait un signal d’alarme d’une déviation existentielle profonde, de l’impossibilité de découvrir, de suivre, d’explorer sa vraie voie.
Une fois enfermé et récupéré socialement par la psychopathologie, le sujet est identifié et s’identifie à un dysfonctionnement, alors que justement la dépression montre au contraire que le système naturel intérieur fonctionne très bien en signalant de plus en plus fortement que l’on fait fausse route en essayant de suivre et de s’intégrer désespérément dans une voie d’existence qui n’est pas la sienne.
Lorsque l’on se coupe le doigt, ce n’est pas la douleur qui est le problème, mais la coupure sur laquelle elle vient attirer l’attention, et c’est cette coupure qu’il faut alors soigner… De la même manière la dépression n’est pas le problème, c’est un système d’alerte particulièrement adapté aux personnes ayant une sensibilité suffisamment forte pour détecter, sans pouvoir l’assumer ou le comprendre, une vie bien plus complexe et riche en possibilité que ce que les modèles ambiants veulent bien décrire.
Ainsi, souvent, j’ai pu constater que des personnes dépressives que j’ai rencontrées se percevaient comme vides et inadéquates, inadaptées, dans une vision négative d’elles-mêmes, alors même que progressivement la thérapie nous menait à une prise de conscience de plus en plus évidente qu’au contraire du vide il y avait et depuis toujours un grand « plein » en eux attendant depuis longtemps de pouvoir enfin être exprimé, « conscientisé » et réalisé dans des choix de vie plus personnels et pas toujours conformes aux normes sociales imprimées et intégrées en eux.
Là encore l’accompagnement thérapeutique, ouvert sur le possible et l’inconnu, peut faire toute la différence avec une vision moins sclérosée de ce que la dépression cherche à mettre en clarté.